Chansons incas
Informations générales
Date de composition : 2008
Durée : ca 12 mins
Éditeur : Symétrie ; distribué par Symétrie et Babelscores
Poèmes : chansons incaïques authentiques traduites en français
Genre
musique vocale et instrument soliste
Effectif détaillé
voix aiguë (homme ou femme), piano
Informations sur la création
création partielle le 19 décembre 2009, Concert Cantus Formus
(dir. Nicolas Bacri), Conservatoire de Paris, Grand auditorium,
par Thierry Fouré et Betty Hovette
Titre des parties
1. Chant des Montagnes
2. Chant d’Amour
3. Chant de la Pluie
4. Chant du Soleil et de la Lune
5. Chant du Compagnon
6. Chant de la Princesse
7. Chant du Bijou
Commentaire
Chant des Montagnes et Chant du Soleil et de la Lune, pour ne citer que ces deux là, nous montrent la beauté, la profondeur de cet art. Le Chant des Montagnes met en scène deux personnages, deux mondes, deux destinées.
Vers les montagnes je m’en irai
Sans avoir mémoire de toi
Et dans le monde ne trouveras
Rien, ni mon souvenir.
Le premier homme s’en va dans la montagne, oubliant celui qui reste dans le monde ordinaire. Le second se retrouve dans un monde où il est exposé au vent, au vide, au « rien », à la cruelle absence, perdant le souvenir de celui qui est parvenu dans les montagnes. Mais un autre niveau de lecture doit également être envisagé : la vision des montagnes, figure de la transcendance, envahit le champ mental du voyageur qui oublie à jamais l’ami d’autrefois au profit d’une vision plus riche, plus large, plus universelle. La perte dont souffre l’homme abandonné (oubli de l’Autre) est aussi, et plus fondamentalement, perte de la possibilité de configurer le monde (perte de l’intersubjectivité). Chassé-croisé, chiasme de deux formes d’oubli dont l’une est promesse d’accomplissement (vers la montagne !) et l’autre déréliction : deux faces possibles de la destinée humaine.
Dans le Chant du Soleil et de la Lune, nous voyons apparaître une dimension cosmique et divine que seul le symbole est capable de rendre sensible à l’esprit religieux : complémentarité de ces deux divinités, comme en Extrême-Orient le yang fut complémentaire du yin.
Le soleil se lève,
La lune se lève.
Ils disent :
Cet amour ne durera pas.
Le soleil n’est pas mon père,
La lune n’est pas mère
Pour faire que
Cet amour ne dure pas.
Tout père que tu sois,
Toute mère aussi,
Tu ne pourras jamais
Nous séparer.
Dans ce poème, la toute puissance des divinités Soleil/Lune jalouse l’amour humain, le menace de destruction. Négation de l’ancêtre divin au profit de cet amour terrestre que se témoignent les protagonistes : un affaiblissement de la transcendance divine apparaît, supplanté par l’amour humain dans son affirmation radicale. C’est un véritable drame qui se noue là, dans un cadre cosmogonique.
Qu’en est-il du versant musical proposé par Philippe Malhaire ? Ses Chansons incas auraient-elles une quelconque dimension ludique ou appartiendraient-elles au folklore universel, comme le titre le laisserait supposer ? Maints traits rendent cette œuvre originale, peu commune, très éloignée des œuvres à faire rire. Chansons plus graves que primesautières, plus aptes à émouvoir qu’à divertir, plus mystiques enfin que ludiques. Le terme « mystique » est employé ici non dans le but de choquer ou d’épater mais bien pour éclairer un terme que l’on applique, sans discernement et trop souvent, à ce qui relève de l’irrationnel, qualificatif qui, nous croyons pouvoir l’affirmer, trouve ici sa juste place. Dans presque chacune de ces chansons nous sentons l’effort d’exprimer l’indicible, de rendre l’ineffable. Mieux que des paroles bavardes, cette musique nous fait approcher l’Être, l’essence des choses. D’où ces formules musicales qui tournoient lentement, inlassablement autour d’une réalité que les mots maladroits ont peine à appréhender. D’où ces notes indéfiniment répétées autour desquelles se tisse une délicate broderie. Privilège du poète des sons sur le poète des mots. Parfois, la musique élaborée par Philippe Malhaire va même jusqu’à proposer un nouveau niveau de lecture de ces poèmes comme dans le troublant Chant d’amour, avec ses accents de tendresse soutenant des paroles presque haineuses.
La musique dite folklorique de ces peuples rudes fut servie par des instruments spécifiques tels que flûtes (ocarinas), flûtes de pan, sifflets, crécelles et tambours, donc des instruments à vent ou à percussion. Délibérément, l’auteur a recours à l’instrument occidental qu’il connaît le mieux, le piano. Il délaisse la tradition musicale incaïque fondée sur la gamme pentatonique et recourt à la polytonalité, procédé compositionnel plus que nul autre à même de transcender le mysticisme de ces poèmes. Philippe Malhaire se garde bien de « re-créer » une musique telle que l’ont ou l’auraient conçue les harauec ou les amata. Il se refuse à l’exotisme de pacotille et se garde bien d’adopter une démarche mimétique au prétexte de rester à tout prix fidèle, au terme d’une longue initiation, aux formes de la tradition. Bien au contraire, il nous livre ici une synthèse tout à fait singulière entre musique « imaginée », voir même « fantasmée », et Stimmung, c’est-à-dire l’atmosphère, l’ambiance globale qui émane d’une musique.
Philippe Malhaire est sensible à l’indicible tristesse, à la langueur mélancolique qui se dégagent de ces petites pièces, toutes poignantes, étranges, lourdes de gravité destinale. On cède à l’envoûtement, au charme que créent ces répétitions lancinantes, ces formes esthétiques recherchées, à la limite du maniérisme, ou ces moments d’une grande simplicité. »
Jean-Marie Froissart